19524

À l’exception de Nelly et Daphné, j’entretiens si peu de relations avec mes semblables que je pourrais en faire un tableau exhaustif de mémoire sans la moindre difficulté, — en apportant toutefois cette nuance : cela n’aurait absolument aucun intérêt. Mais cela ne me pose pas de problèmes, non, de ne pas avoir de relations avec mes semblables. Contrairement à ce que je ressens parfois (quand, par exemple, il m’arrive de me plaindre de ne pas avoir d’amis, c’est ce que je veux dire), j’accueille cet état de fait avec la plus grande légèreté, comme si j’étais libéré des autres : ils sont là, oui, ils existent, je ne le nie ni n’en fais un problème philosophique ou moral, tout simplement je ne m’en soucie pas. Sauf le bruit désagréable qu’ils font, comme une mouche un peu trop grosse dont le bourdon n’est interrompu que par ses chocs répétés contre la vitre de la fenêtre désespérément fermée. Je voudrais ouvrir la fenêtre, mais il n’y en a pas. Tant pis. Faisons comme si de rien n’était. Et je crois que c’est ainsi que je me sens en ce moment : bien dans cette distance, cet écart, ce lointain, comme si je vivais sur une île au milieu de la mer où nul bateau n’accoste jamais, je les vois passer au large, mais je me garde bien d’émettre  le moindre signe qui pourrait attirer l’attention sur moi. Et c’est vrai que je me sens étonnamment bien, d’une paix sans pareille, il me semble, j’entends : comme je n’en ai pas connu depuis longtemps, ou jamais, ou alors j’ai oublié. Comme je ne demeure pas chez moi enfermé, il m’arrive tout de même de les croiser, ces semblables et, quand je les croise en effet, il me font l’impression d’être perdus (c’est ce que je me dis : « Les gens sont perdus » et encore que cette phrase, quant à sa formulation, soit pour le moins discutable, je ne regrette pas tout à fait de la formuler ainsi ; c’est bien d’être perdu, à condition toutefois de chercher son chemin). Mais est-ce que cela signifie que moi, je ne le suis pas, perdu, que je me suis trouvé ou que je me possède ? Certes pas, non, mais plutôt que j’ai conscience de l’être, perdu. Perdu pour l’humanité, ai-je envie d’écrire. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Je n’en sais rien. Il arrive que le langage s’échappe comme cela, loin de nous, parce que nous n’en sommes pas les maîtres, il n’est pas une chose, pas un être, nous ne faisons que l’émettre, c’est comme un prolongement lointain de soi, qui porte toujours au-delà de soi, d’où ce sentiment logique parfaitement d’être perdu ; qui parle, qui écrit, qui ressent le plus grand des vertiges et, sinon, n’a rien à dire, devrait se taire, sans phrases comme spirales qui centripètent, spirales qui centrifugent, quand il m’arrive de ne pas avoir envie d’écrire, c’est par lourdeur, excès de figé, surabondance d’être, os pétrifiés, pas le silence, non, qui ne me fait pas taire, jamais, mais libère l’air, le souffle, exhale ses nuages, vapeurs de sens, évaporation de l’essence, qui parle le sait, n’est jamais seul, tu sais.

18524

Je ne guette pas les signes qui m’annoncent que le monde se conforme aux principes que je critique (confer éclaircies, cahier à spirales, page 74), ceux-là se manifestent à moi, et je les enregistre, c’est tout. Item, cette manifestation, je ne la conçois pas comme une offrande que me ferait la réalité, pas même un cadeau, non, à vrai dire, c’est beaucoup plus décevant que cela : une fois que l’on a pensé les choses telles qu’elles sont et que l’on constate que, pourtant, elles se répètent idem telles qu’on les a pensées, que peut-on ressentir, sinon de l’ennui ? Le même sans variation, — voilà la cause de l’ennui. Cet aveuglement que je vois, il est là malgré moi, et mes éclaircies — secrètes —, je le sais, ne peuvent rien contre lui, mais tant pis, c’est ainsi et, aujourd’hui du moins, je n’ai rien envie de faire là-contre : je reste chez moi, dans le calme, m’abandonne à la lascivité, la volupté, les délices de l’otium. Comme je l’ai dit, j’enregistre, je laisse les choses intactes, et que les choses tiennent malgré la critique qu’on en formule alors qu’on voudrait les voir détruites, qu’est-ce ? une preuve de ma faiblesse ? peut-être, ou que le monde n’obéit pas à la logique, n’a que faire du langage, qu’il baragouine au contraire, et gueule, et se trouve fort bien de sa personne et content de lui, admire la forme qu’il prend dans les messages qui, des poules, s’écrivent sur les murs, sur le bitume, dans tous les esprits chaque jour un peu plus profondément. Indélébiles débiles. C’est en soi qu’il faut commencer par détruire l’illogique afin de laisser un champ libre au langage où il puisse se déployer, accomplir sa nature qui n’est pas de parler, non, mais d’éradiquer le non-sens, d’inventer du sens. L’hygiène du langage est la même que l’hygiène du soi, que l’hygiène du corps : on ne purifie pas, on détruit (les tics verbaux, les fausses idées, les mauvaises habitudes). Sainteté du sain, ou quelque chose de cet ordre, pas ossifié, non, mais souple comme la règle de Lesbos. Encore ? Oh oui, encore. Enregistrant, j’épouse la forme des choses, deviens pareil à elles et sans commune mesure avec elle, mesure des choses, qu’elles soient vraies ou pas, acheminent à être ou à désêtre. 

17524

Pourquoi est-ce que je fais ce que je fais ? Pourquoi est-ce que j’écris ce que j’écris ? Je lis le descriptif d’un ouvrage qui me donne envie de lire l’ouvrage mais quand je lis les vingt premières pages de l’ouvrage je suis déçu par ce que je lis je me dis ah ce n’est que cela le problème ce n’est sans doute pas le livre c’est mon attente et mon attente n’en a rien à faire du livre elle attend quelque chose qui ne vient pas. J’ai eu envie de lire le livre parce que ces ouvrages à protocole me fascinent ou, du moins, m’intriguent, pour être plus précis ; ils ont une méthode, une ligne directrice, mais l’écriture n’est plus qu’une sorte d’esclave du concept et les auteurs de ces livres me semblent se contenter de remplir ensuite les trous laissés libres par le concept, le livre étant déjà écrit, l’écriture n’étant plus qu’une annexe du livre, en tout cas, c’est ce que me font penser les vingt premières pages du livre que je viens de lire. Hier, je me demandais si cela ne me rendait pas malheureux de n’aimer personne et, aujourd’hui, je me demande si cela ne me rend pas malheureux de ne rien aimer. Est-ce vrai que je n’aime rien ? Pas littéralement, non. Alors ? Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de répondre à la question, ce n’est pas ce que je voulais dire en commençant. Qu’est-ce que je voulais dire en commençant ? J’ai le sentiment de me retrouver face à la même insuffisance, encore et encore. Insuffisance multiple : souvent, de mes journées, je n’écris rien que ce journal ; l’indifférence dans laquelle j’écris ce journal ; indifférence qui est elle-même multiple : personne ne s’intéresse à ce journal, si j’arrêtais de l’écrire, cela ne changerait rien à la vie en général ni rien à ma vie en particulier. Mais est-ce bien vrai ? Cela non plus, je ne le sais pas. Alors, je me dis que, si je trouvais une idée suffisamment forte, je n’aurais plus qu’à m’assoir tous les jours pour écrire cette idée et, au bout d’un certain temps, j’aurais un livre. Est-ce que je veux déterminer l’indéterminé ? Non. Et ce journal est justement une terre d’accueil pour l’indéterminé, ne dût-il rien s’y passer, à proprement parler. Ce reproche d’une littérature conceptuelle (qui est comme de l’art conceptuel où le protocole de l’œuvre est l’œuvre), je me souviens qu’un éditeur me l’avait fait au sujet de mes Monstres littéraires parce que j’avais fait un résumé de certaines histoires en quelques mots à peine afin que le lecteur professionnel puisse se faire une idée de la chose et ait envie de lire mes histoires, ce qui n’avait pas marché, manifestement, mais ce n’était pas un protocole, c’était un résumé a posteriori, je n’ai jamais pensé ainsi les histoires avant de les écrire : un type se lève un matin et se met à écrire sur les vitres, le dénommé David Hume a deux montres identiques, ou je ne sais quoi. Et, me souvenant de ce reproche que l’on m’avait fait à mon sens à tort, je ne me dis pas que, peut-être, ce reproche, à mon tour, je le fais à tort, non, mais je déplore cependant tout ce que j’ai dû supporter comme humiliations, simplement parce que j’avais envie de publier des livres pour devenir écrivain. À présent que je sais que publier des livres et être écrivain, cela n’a absolument rien à voir, je me dis que je n’accepterais plus qu’on me traite de la sorte, mais évidemment, c’est trop tard, cette force de caractère, j’aurais dû l’avoir avant. Cette force de caractère aurait-elle changé quelque chose ? D’autres souvenirs me reviennent en mémoire avec ce même éditeur : la fois où je m’étais senti pris au piège, accablé de critiques sur mon travail de traducteur que je semblais ne pas mériter (il était question de l’expression « accumulate virtue » que j’avais traduite par « accumuler de la vertu », ce qui semblait trop abscons pour la lectrice, d’où les remontrances qu’on me faisait, mon travail posait problèmes, etc.), et cela ne répond pas à ma question. J’ai envie d’écrire une phrase comme celle-ci : Le passé vient un peu tard pour le présent, mais pas pour l’avenir. J’aimerais faire des choses que je ne sais pas faire, j’ai l’impression que cela m’aiderait à faire différemment des choses que j’ai l’impression de savoir faire, mais je ne sais pas si c’est exact, si ce n’est pas une idée farfelue de plus. J’essaie de dessiner mais, si je vois les choses, je crois que je n’ai pas le geste assez assuré pour donner aux choses que je dessine la forme des choses que je vois, ou alors il faudrait que j’accepte une forme différente, mais le style alors ne serait-il pas que la capitulation du geste dans la guerre que mon absence de technique a déclaré contre lui ? Crois-tu avoir de la technique en écriture ? Et c’est vrai que, si je me pose ainsi la question, je vois bien qu’elle ne veut rien dire, mais je ne sais pas si c’est parce qu’elle n’a pas de sens ou si c’est parce que l’écriture n’est pas un medium spécifique, elle fait avec ce que nous avons de plus ordinaire, à la fois très intime et communément public, — le langage. Est-ce que je réponds aux questions que je me suis posé tout à l’heure : Pourquoi est-ce que je fais ce que je fais ? Pourquoi est-ce que j’écris ce que j’écris ? Je ne le crois pas. Et pourtant, ces questions étaient de vraies questions, j’entends : non pas des questions rhétoriques en ouverture d’assommantes jérômiades, des questions qui portaient sur la nature de ce que je fais, et le sens de ma présence ici, laquelle, de temps à autre, c’est vrai, me semble s’éterniser quelque peu. Et peut-être que la critique du livre en tant que concept est une façon de répondre à cette question, — par la négative. Mais je ne voulais pas de réponse « par la négative », pas plus qu’Ulrich ne voulait de morale négative. Ce que je me reproche, en somme, n’est-ce pas de ne pas avoir les idées que les autres ont eues et que je leur reproche d’avoir eues ? Est-ce que je les leur reproche parce que ils les ont eues et pas moi ? Il y a une tendance à délimiter le périmètre, laquelle est probablement l’effet de la croissance exponentielle du périmètre total des choses connues : personne ne peut plus embrasser toute l’étendue des choses connues sans tomber dans l’irrationalité la plus complète mais, ce faisant, réduisant le périmètre pour échapper à l’irrationalité la plus complète des embrassades globales, ne réduit-on pas excessivement le périmètre de ce dont on s’autorise à parler ? Ce qui m’intéresse, par exemple, moi, ce n’est pas ce qu’il se passe pendant un durée déterminée dans un espace déterminé (ce que je vois pendant un an, tous les jours, quand je regarde par ma fenêtre), mais mon expérience en tant qu’elle est ouverte de tous les côtés, du côté du moi et du côté du monde, et comment ces concepts (le moi, le monde) perdent leur sens connu — lequel ne veut pas dire grand-chose — pour prendre un sens nouveau, le sens non pas d’entités closes sur elles-mêmes, murs de l’incommunicabilité contre lesquels nous nous heurtons, mais ouvertures de l’expérience. Et, à présent, je me souviens des phrases auxquelles j’ai pensé, hier au soir, avant de m’endormir. Je les copie. Quand ces phrases me sont venues, hier au soir, j’étais dans mon lit et je me suis demandé s’il fallait que je me lève pour les écrire, et je ne l’ai pas fait. Je les copie, et je me demande : Ai-je encore quelque chose à dire ? Mais avais-je quelque chose à dire ? Ai-je simplement quelque chose à dire ? Les questions répondent aux questions, — c’est infini.

16524

Alors que je venais de rentrer chez moi après être allé à la librairie acheter un livre que je n’ai pas acheté parce qu’il ne s’y trouvait pas, et que je n’aurais pas acheté, même s’il s’y était trouvé, cela, je le déduis du fait que, ouvrant le tome II d’Ultima Necat, le journal de Philippe Murray, je suis tombé sur une histoire de bite et de con et de jouissance qui m’a franchement rebuté — « qu’est-ce que je peux en avoir à foutre, moi, de la teub à Philippe Murray et de la chatte à sa femme ? » aurait-on pu résumer mon sentiment si c’était en ces termes que j’avais l’habitude de m’exprimer —, comme la fois précédente, d’ailleurs, où, ouvrant son journal dans la même librairie mais pas dans le même rayon, la direction les a restructurés, les rayons, j’avais lu un passage où il était question de grains de sable dans une vulve, décidément, au lieu d’écrire des livres, me suis-je dit ensuite, le mec aurait dû consulter un psy ou se branler plus ou les deux, je ne sais pas, ce n’est pas mon problème, mais pourquoi alors suis-je retourné à la librairie pour acheter ce livre alors que son auteur me dégoûte ? le mystère est demeuré entier, mon iPhone m’a proposé un questionnaire sur ma santé mentale où la firme Apple souhaitait connaître mes réponses à des questions comme, je cite, « Au cours des 2 dernières semaines, selon quelle fréquence avez-vous été gêné(e) par les problèmes suivants ? — Un sentiment de peur comme si quelque chose de terrible risquait de se produire : Jamais / Plusieurs jours / Plus de la moitié du temps / Presque tous les jours — Penser qu’il vaudrait mieux mourir ou envisager de vous faire du mal d’une manière ou d’une autre : Jamais / Plusieurs jours / Plus de la moitié du temps / Presque tous les jours —Avoir du mal à se concentrer, par exemple, pour lire le journal ou regarder la télévision : Jamais / Plusieurs jours / Plus de la moitié du temps / Presque tous les jours », et je me suis demandé qui pouvait bien être assez con ou dépressif ou les deux au point d’avoir du mal à se concentrer pour regarder la télévision, mais il n’y avait pas de case où l’on pouvait poser la question en réponse à la question, pas plus qu’il n’y avait de question qui portait sur le sentiment de dégoût qu’on avait ressenti à la lecture du passage de son journal où Philippe Murray évoque sa bite et la chatte à bobonne, comme si ce pouvait être quelque chose d’intéressant en soi, je veux dire : universellement, ni sur l’étrangeté de ces gens, nombreux, manifestement, qui s’imaginent vraiment que l’évocation de leurs organes sexuels, ainsi que de l’usage qu’ils en font (« C’est drôle, je sens encore l’odeur de la salive de François sur ma bite. »), quelles que soient la forme ou la nature des organes en question, constitue un sujet littéraire ou philosophique ou poétique ou sociologique ou politique digne d’intérêt, non, il n’y avait pas de place pour ce genre de considérations sur l’époque, le monde dans lequel je vis, la vie sociale, comment je me sens par rapport à tout cela, alors que, pourtant, les considérations de ce genre ont un impact sur ma santé mentale, comme dit Apple, enfin, sur ma santé mentale, je ne sais pas, mais sur ce que je pense, oui, assurément, et sur comment je me sens dans ce monde, la place que j’y occupe, ce genre de choses, quoi, et je ne doute pas que, pour certaines personnes, les symptômes au sujet desquels mon iPhone m’interrogeait puissent être réellement handicapants, mais est-ce à un téléphone portable qu’il faut les confier ? je ne le crois pas, non, mais la vie est ainsi faite que ce qui est le plus susceptible de s’inquiéter de votre santé mentale, ce n’est pas votre voisin de palier, pas les parents d’élèves de l’école où va votre enfant, pas vos collègues de travail, et certainement pas vos amis, non, personne, sauf votre téléphone portable, et bientôt, évidemment, on considérera son téléphone portable comme une personne parce que ce sera le seul être avec qui on aura  eu une conversation digne de ce nom au cours des huit derniers mois. Ce que j’aurais voulu répondre à mon téléphone portable, s’il y avait eu une case pour cela, c’est que je préférerais qu’il me laisse en paix, qu’il me laisse seul avec mon esprit, qu’il n’essaie pas d’y pénétrer, c’est trop profond pour lui, mais un tel souhait est en pure perte, c’est comme du vent que l’on essaie d’attraper avec les doigts, c’est impossible. Est-ce que Philippe Murray essayait d’attraper du vent avec les doigts en écrivant son journal comme moi, il me semble que je le fais, parfois ? J’en doute, ils devaient être couverts de cyprine, les doigts de Philippe Murray. Finalement, je me suis demandé si cela n’allait pas finir par me rendre malade de n’aimer personne — c’est un reproche qu’on aurait pu me faire, en effet, et je crois qu’on me l’a déjà fait, comme l’autre folle qui trouvait que je suis snob et ne savait manifestement pas ce que cela voulait dire ou confondait ce mot avec un autre qu’elle ne trouvait pas, ne connaissait pas —, mais ce n’est pas vrai que je n’aime personne. Ce n’est même pas vrai que je n’aime pas trop le monde dans lequel je vis, c’est simplement que, entre Apple et Philippe Murray, je ne me sens pas représenté. Mais par qui pourrais-je bien me sentir représenté ? Eh bien, par personne, personne d’autre que moi. Pour quelle autre raison, sinon, écrirais-je ce journal ?

15524

Le jeune homme a garé son vélo en plein milieu de la rue et il a commencé à s’en prendre au vieux dans sa camionnette. Avec son parapluie, il donnait des coups sur le rétroviseur de la camionnette du vieux en répétant sur le même ton agressif et méprisant : C’est quoi ça ? C’est quoi ça ? C’est quoi ça ?, comme une sorte de maître d’école exaspéré, je ne sais combien de fois en tout. Mais il n’attendait pas de réponse à la question, il voulait juste humilier le vieil homme étranger dans sa camionnette. Je dis « vieil homme » parce que c’est le jeune à vélo qui lui a dit  en le tutoyant qu’il était vieux, qu’il fallait qu’il arrête de travailler, qu’il aille à l’EHPAD, et je dis « jeune homme » parce qu’il était plus jeune que le vieil homme. Au lieu de se calmer, il a continué à humilier le vieux qui baragouinait maladroitement ses réponses. Et, comme si s’adresser à un monsieur plus âgé que lui, dont on comprenait à la voix (accent, intonation, etc.) que, contrairement au jeune à vélo, il n’était pas d’origine française et était d’une classe sociale inférieure à la sienne, sur ce détestable ton n’était pas suffisant, il lui a dit : Allez, descends, le vieux, descends, signifiant par là qu’il voulait se battre avec lui. Les automobilistes, coincés derrière cette altercation, ont commencé à klaxonner, et le vieil homme dans son véhicule et le jeune sur son vélo sont repartis, mais le jeune n’a pas cessé pour autant, il a continué à invectiver le vieil homme. Arrête-toi et descends, le vieux ! ne cessait-il de répéter. Et moi, je trouvais tout cela extrêmement gênant, je n’étais pas bien réveillé, et j’avais envie qu’il se taise, mais lui ne l’entendait pas de la sorte, non, il se sentait dans son bon droit, il avait trouvé quelqu’un qui était plus faible que lui, socialement, physiquement, et il déversait toute sa haine, toute sa rancœur, sur lui, c’était absurde, d’autant qu’il avait l’air ridicule avec son sac sur le dos et son parapluie à la main juché sur son vélo. Évidemment, il n’avait aucune envie de se battre, il voulait simplement humilier l’autre, le plus faible que lui, et c’était cela, le plus gênant, cette suffisance, cette arrogance, cette bile que les gens vomissent sur l’univers pour se sentir exister. De quoi ai-je besoin, moi, pour me sentir exister ? J’ai continué mon chemin, suis allé faire les achats que j’étais sorti faire, et je n’ai plus pensé à cette scène. L’après-midi, j’ai conduit Daphné à la Schola pour son cours de théâtre puis de danse, et je suis resté dans le jardin à l’attendre. Le soleil était chaud mais, à l’ombre, il faisait doux. Des enfants jouaient à chat dans le jardin, parfois avec les grands-mères, parfois simplement entre eux, les nounous d’origine étrangère attendant, comme moi, que le temps passe. Je me suis assis et j’ai continué ma lecture de Sodome & Gomorrhe, levant de temps à autre les yeux de mon livre pour regarder les enfants qui jouaient, les mamans, les nounous, la vie simple qui s’exprimait là, dans une relative indépendance par rapport au reste du monde, me levant quelquefois pour poursuivre ma lecture tout en faisant quelques pas autour de mon banc dans le jardin. Je n’ai pas de souvenirs de Sodome & Gomorrhe, et peut-être est-ce tout simplement la première fois que je le lis, contrairement à ce que je pensais, même s’il est vrai que la Recherche est immense et que ma précédente lecture complète date de la fin de mes études de philosophie. J’ai noté deux phrases, que j’ai trouvées belles, pour des raisons différentes, et je vais les recopier ici : « De nombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au cœur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de même que pour le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices “du vieux temps”, c’est quelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus la sensation du Moyen Âge. » Ainsi que : « On peut quelquefois retrouver un rêve, mais non abolir le temps. » Des personnages qui traversent la Recherche, les plus beaux ne sont-ils pas ces apparitions fugaces, étranges comme des fantômes ? Comme « la belle jeune fille à la cigarette » qui, à Saint-Pierre-des-Ifs, monte dans le train qui conduit la coterie des Verdurin à la Raspelière et descend trois stations plus loin. C’est son évocation qui inspire à Proust la dernière phrase que je viens de citer. Dans ce passage, il est aussi question du contraste entre ses yeux noirs et sa chair de magnolia, une carnation rose qui tend vers le blanc. Et rose, blanc, noir, font un seul être de fumée, évanescent.

14524

Couru une heure (moins deux minutes et dix-huit secondes) sous la pluie et le vent, et ce fut aussi désagréable que jouissif. Qu’il en soit ainsi — aussi désagréable que jouissif — est, en grande partie, pour ne pas dire plus simple : en toute partie, la raison qui me pousse dehors pour courir, contrairement à ce que des gens plus intelligents et ou plus raisonnables que moi feraient, probablement. Et font, effectivement. Car, en effet, statistiquement, des gens plus intelligents et ou plus raisonnables que moi, il y en a beaucoup, si j’en juge par le peu de monde qui se trouvait dehors sous la pluie et le vent, ce matin, au jardin où je vais courir, quelques rares touristes avaient bravé les intempéries, on les reconnaissait à leurs parapluies tous identiques estampillés Relais Christine (ce sont les seuls à qui j’ai fait attention, sans doute à cause de leur air pas mécontents d’eux-mêmes, on le voyait nettement, même derrière leurs parapluies, cet air, ils avaient l’arrogance propre aux philistins en voyage, comme s’il fallait que l’on remarque, rien qu’en les voyant, qu’ils avaient payé leur chambre d’hôtel très cher, trop cher pour le temps qu’il fait, mais la météo ne s’achète pas, pas encore, du moins, et, soit dit en passant, cette arrogance est un des aspects qui rendent le tourisme de masse insupportable, et qui ne comprend pas, dans sa chair, voyant la morgue affichée par de tels visages, les menaces de mort à l’intention des croisiéristes et de leurs sœurs touristes taguées sur les murs de Gênes, comme je les ai vues, l’été dernier ?), des groupes scolaires, par la force des choses éducatives, poursuivaient leur visite, les jardiniers jardinaient, les gendarmes avaient en revanche trouvé refuge dans leurs guérites, pas bêtes, eux, et à l’exception, sinon remarquable, du moins par moi remarquée, d’un garçon d’une fille qui, en plus de moi, se trouvaient là, pour courir, aussi, personne. Personne, c’est-à-dire : tout le monde. Que le plaisir soit souvent mêlé de peine, ce n’est pas une découverte, et il n’y a que de piètres observateurs de l’espèce humaine, ou alors des doctrinaires totalitaires, pour prétendre qu’il n’en va pas souvent ainsi, mais ce n’est pas non plus ce que je veux dire. L’étrange, c’est que, chaque fois que je me demandais, Mais qu’est-ce que je fais là ? ma présence là, à ce moment-là et à cet endroit-là, apportait une réponse indiscutable à la question que je venais de me poser : la raison était épuisée par elle-même, c’est-à-dire par son absence de raison, c’est-à-dire par le fait qu’elle est le seul maillon de la chaîne des raisons. Le seul ? Non, peut-être pas, en toute rigueur. Mais alors comment ? Eh bien, c’est comme un solo de guitare (si je jouais d’un autre instrument, je prendrais l’exemple de cet autre instrument) : si je le joue seul chez moi, c’est-à-dire sans nulle perspective autre que lui-même, cela n’enlève rien à ces caractéristiques esthétiques, pas plus que cela lui en ajoute, mais cela met en évidence une de ses propriétés : il est parfait tel qu’il est, il n’a rien besoin de rien d’autre que lui-même pour exister dans sa perfection, pour accomplir ce qui est accompli par lui. Voilà, peut-être, le meilleur sens de « perfection » : qui se fait, se faisant, qui s’accomplit, s’accomplissant. Je ne les ai pas comptées, mais je crois que je me suis posé une bonne dizaine de fois la question Mais qu’est-ce que je fais là ? et, très vite, j’ai compris que, chaque fois que je me posais la question, j’étais déjà en train d’écrire. Mais cela, que j’étais déjà en train d’écrire en courant, n’enlève rien à la perfection de la course : que les choses ne soient pas closes sur elles-mêmes, cela ne signifie pas qu’elles ne sont pas parfaites, mais plutôt que rien n’est clos sur soi-même, absolument enfermé en soi, non, tout s’ouvre, tout doit être ouvert, de tous les côtés. On a l’idée de la perfection comme d’une chose définie, définitive, intouchable, mais c’est une mauvaise idée, peut-être la pire des idées. La perfection n’est pas un état, c’est quelque chose qui a lieu, se déroule, prend du temps, occupe de l’espace. On déteste les chefs-d’œuvre parce qu’on a une conception chosiste, objective de l’art, comme si c’était une chose, un objet, on ne voit que le produit fini, à quoi on peut trouver des qualités, des défauts, et puis, s’il y en a plusieurs, on fait des hiérarchies, Moi, je préfère celui-là, Ah non, moi, c’est l’autre, évidemment, à une conception objective de l’art doit logiquement répondre une conception subjective de l’esthétique, mais c’est faux, tout est faux, la finitude n’est pas des choses finies, il faut envisager tout le temps passé, tout l’espace parcouru, toutes les vies, profondes, tristes, ennuyeuses, folles, révoltantes, révoltées, que sais-je ? il y en a tant, il faut dépasser le point de vue du consommateur, sortir de sa perspective, effacer de son visage la morgue philistine du touriste, étendre son point de vue à l’univers, où chaque instant, chaque pas, chaque geste, chaque phrase appartient à l’univers tout entier. 

13.5.24

Pas grand-chose. Soudain, je me demande : si je pouvais être qui je veux, sans restriction aucune, qui deviendrais-je ? Et la réponse, l’unique, vient toute seule : moi. Ce qui ne signifie pas que je ne me trouve sans nul défaut, loin s’en faut, ce n’est pas la question, en tout cas, ce n’est pas la réponse, mais qui puis-je désirer être sinon moi-même ? « Être » alors, pas au sens d’une entité qui ne varie jamais, mais au sens le plus simple de ce là que j’occupe le temps de ma vie. De toutes les vies qu’on s’efforce de me présenter chaque jour comme éminemment désirables, à vrai dire, aucune ne m’excite. Pourtant, cela ne signifie pas que nulle vie ne m’excite en soi, mais peut-être pas celles qui excitent mes contemporains, tout simplement. Est-ce d’une telle simplicité ? Est-ce la question ?  Non. Ce que je veux dire, c’est : Regarde les vies qu’il t’est possible de vivre et imagine à présent toutes celles que tu pourrais vivre, toutes les vies possibles à vivre et qui ne le seront jamais parce qu’on se satisfait du stock en circulation quand vivre, précisément, c’est chercher ce qui n’a jamais été vécu. À l’artiste infractrice, qui enfreint des règles qui lui préexistent, répond la figure, autrement plus désirable à mes yeux, me suis-je dit, ce matin, cependant que j’étais en train de courir, de l’artiste inventeuse, qui imagine quelque chose qui n’a jamais eu lieu, des règles nouvelles pour ses vies nouvelles. Mais peut-être faudra-t-il commencer par se moquer de soi, conscient que l’on sera de ce que l’on n’est que ce soi, fini et limité, qui débute ici et s’arrête là, commença naguère et bientôt finira, faillible, faible, perfectible et toujours à parfaire. Ne pas se prendre au sérieux, c’est-à-dire : ne pas se laisser prendre au sérieux de l’époque. Qui s’y laisse prendre, en effet, troque l’utopie pour des formes de vies usagées, à la réalité maussade, et dépassée. Il est facile d’enfreindre des règles, mais en inventer et se les imposer, à soi-même, pour commencer, c’est tout un numéro d’équilibriste. D’où viennent, d’ailleurs, les formes de vies inédites ? La nouvelle règle, ce n’était pas courir, ce matin, mais quelque chose prenait sens à force de tourner toujours dans le même sens. Des kilomètres plus des kilomètres sans autre visée, sans autre finalité qu’eux-mêmes. Sans autre finalité qu’eux-mêmes, vraiment ? J’entends : des kilomètres qui s’épuisent en m’épuisant. Est-ce le but ? Non, j’étais fatigué avant d’aller courir (pas réveillé) et, ce n’était pas l’éveil que d’être là. Alors quoi ? Eh bien, simplement être là. Façon de répondre aussi aux murmures de désespoir (de désutopie) que je pousse quand je me mesure la bedaine. La règle de Lesbos me lèche le nombril. Et chaque pas que je fais me semble être un combat gagné contre l’envie d’insulter le monde entier alors que le seul coupable, c’est moi. Coupable de quoi ? De tout. Mais comment peux-tu vouloir n’être que toi si le coupable, c’est toi ? 

12.5.24

Décalage — entre soi et les autres. Relation que, quand même je désirerais l’harmoniser, je ne le pourrais pas (déjà essayé, échec, pas envie de recommencer) parce que je ne suis pas seul, précisément, au monde. Est-ce à dire que l’harmonie n’est possible dans la solitude ? Mais alors, nul besoin d’harmonie. Et avec soi-même ? Fausse question. Et ce message venu du passé (deux ans et demi) me rappelle tout ce que je ne désire pas. Ce n’est pas tant que je souhaite rester seul (je ne le suis pas), mais quoi ? Je n’ai pas besoin de dresser la liste de tout ce que je ne veux pas. D’ailleurs, c’est ce que je me suis fait remarquer hier au soir, à un tout autre sujet, alors que la soirée infrabasse des voisins du dessus (mon Dieu, que ces rires étaient gras et que cette musique était imbécile) m’empêchait de trouver le sommeil et que je m’efforçais de chasser de mon esprit ces images de leur mort qui survenait dans d’atroces souffrances, ce n’est pas une question de volonté, la volonté n’existe pas, la volonté ne compte pas, elle est impuissante, elle est une visée chimérique, c’est une question de discipline, de détermination, voire : d’équilibre entre l’indétermination de la réalité et la détermination du moi. Je rectifie : ce dernier passage, qui joue sur l’équivoque de détermination, pourrait donner à penser à tort que la détermination du moi s’opposerait à l’indétermination de la réalité, et réciproquement. Or, ce n’est pas le cas — d’où cette idée d’équilibre —, les deux se complètent : je ne me détermine pas parce que la réalité est indéterminée, la détermination du moi épouse l’indétermination de la réalité, elle acquiesce à cette indétermination et essaie d’en faire quelque chose, mais non pas comme l’on tranche un nœud, choisit entre des versions de la réalité qui seraient toutes équipossibles, non : que la réalité soit indéterminée, cela ne signifie pas que toutes les réalités possibles existent déjà, c’est-à-dire que, comme dans une théorie des mondes multiples, chaque possibilité s’incarnant dans un monde, toutes les versions possibles de la réalité existent dans des plans de réalité superposés ou parallèles les uns aux autres, une telle théorie est la négation même de l’indétermination, dans pareille théorie, tout est surdéterminé, tous les possibles existant dans un monde qui leur est propre, et que le nombre des mondes en question soit infini ou pas est indifférent en la matière, mais plutôt que le possible est le non-lieu, le possible est l’utopie, laquelle n’a rien d’extraordinaire en soi (elle peut l’être, mais elle ne l’est pas par nature), mais peut tout à fait être banale, ordinaire, toute simple. L’utopie perd ainsi le sens d’idéal inaccessible qu’on lui donne habituellement, elle est au contraire une sorte de possibilisme rigoureux : le futur ne nous est pas caché, il n’a tout simplement pas encore eu lieu. Et, c’est du moins le sentiment que j’ai, le retour non souhaité de ce passé surdétermine l’avenir, le fait ressembler précisément au passé, quand il pourrait être tout autre, n’ayant pas encore eu lieu. La volonté est impuissante parce que ce n’est pas elle qui fait advenir le possible, c’est la rigueur avec laquelle on fracasse le moi sur la réalité, détruit le moi par la réalité : le moi est toujours passé, dépassé, il n’y a que la réalité qui soit porteuse de nouveauté, d’inédit. Il n’y a rien de possible dans le moi, seule la réalité est possible. La détermination dissout le moi dans l’indétermination, et réalise l’utopie. Éclairs dans le ciel qui gronde. Caniveaux qui débordent. Beauté de cet orage de mai. 

11.5.24

Écrire des poèmes à propos des feuilles des arbres, directement sur elles ou en traçant les phrases autour, comme John Cage le faisait avec ses cailloux, en dessinant, dans un monde obsédé par la violence, où l’amitié est un mensonge, la famille, un carcan, et l’identité (raciale, ethnique, sexuelle, nationale, il y en a tant qu’on perd son temps en les énumérant), une prison, n’est-ce pas — mais sérieusement — l’attitude la plus sensée qui soit ? Tout le reste, comparé, ne semble-t-il pas délirant, comme frappé par une foudre insignifiante tombée du ciel de la bêtise ? Ce n’était pas moi qui jouais le rôle, mais je me suis imaginé quelqu’un — pas un poète, non tout simplement quelqu’un, sans autre qualité — qui écrirait ainsi, des phrases sans bannière, sans totem, sans autorité suprême, ni croix celtique ni keffieh ni drapeau bariolé, des phrases qui sembleraient ne reposer sur rien, aucun principe autre qu’elles-mêmes, sans ordre que le gré du vent, le fil du temps, le passage et le retour des saisons. Un regard juste, juste posé sur les choses, qui ne cherche pas à les altérer, pas à en modifier le cours, est-il encore possible ? Et qui est capable d’une telle simplicité, laquelle s’avoue sans doctrine, sans dogme, sans transcendance, ne se réclame d’aucun accès privilégié à la vérité, mais consent à vivre ? Même pas à la vie, — simplement à vivre. Tellement de raisons de désespérer, de se jeter la face contre terre qu’on frappera de ses poings, de ses pieds, mais pas une qui me convienne, non, je n’attends rien. C’est-à-dire : je veux être sans attente, je veux n’être rien, que cette plage d’existence-là, qui commença tel jour et s’achèvera je ne sais quand, la durée entre les deux dates, cette étendue d’être-là, occupant cet espace, m’occuper de cet espace, m’en soucier, y faire attention, en prendre soin. Quoi d’autre, en effet, sinon, puisque tout est faux, trompeur, tronqué, truqueur ? Et je dis ce que je veux dire : je n’ai pas écrit de poème à propos des feuilles dans arbres, des feuilles tombées des arbres, je n’ai pas tracé autour d’elles les traits de leur présence, je n’ai pas cherché mes cailloux à moi, coquillages cueillis sur la plage pour dessiner l’ontologie de leurs contours, j’en ai envisagé la possibilité, j’en ai fait l’expérience de pensée, comparant l’existant à cette éventualité, et je n’y ai vu nul défaitisme, aucun renoncement, plutôt la recherche du geste juste, comme de la note juste (le regard juste, ai-je dit à l’instant). Juste le juste.

10.5.24

Une jatte-téton. Suffit-elle seule à élaborer une théorie à propos de la communauté d’aliénation ? Et, comment passe-t-on de ce bol en forme de sein au Palais Fesch, autrement, c’est ce que je veux dire, que par le véhicule de la pensée ? Pourtant, il semble que μαστός, ce soit aux Grecs qu’il faille en attribuer l’invention, eux qui déjà, lors de leurs banquets, vidaient non pas des verres, comme nous le faisons avec cette vulgarité satisfaite d’elle-même qui nous caractérise, mais les recréations symboliques des mamelles de leurs femelles qui n’étaient pas invitées à la libation. La théorie s’écroule-t-elle alors ? Mais quelle était-elle ? Eh bien, en peu de mots, celle-ci : qu’à la différence de nos ancêtres, et surtout de leurs maîtres, en l’occurence, puisque c’est au hameau de la reine Marie-Antoinette, à Rambouillet, que fut inventée cette étrange coupe à boire du lait, qui vivaient dans la séparation d’où naissait l’aliénation des esclaves, nous vivons désormais dans un univers sans solution de continuité, où la richesse des puissants ne se cache pas derrière les murs des palais, mais se montre, non mieux : se partage, ouverte qu’elle est, inclusive, pour toutes et tous. (La fondation défiscalisée du milliardaire comme haut lieu de la démocratisation de la culture.) Ce que j’ai appelé communauté d’aliénation, c’est le fait que les goûts de la classe dominante sont les mêmes que ceux de la classe dominée, qu’ils ne varient qu’en intensité, et non pas en nature. Il n’y a plus de distinction, et c’est un peu comme si la massification de la culture avait accompli par mégarde l’œuvre de Pierre Bourdieu, par mégarde, et surtout : pour le pire. Car, dans un univers où les goûts sont les mêmes pour tous, il n’y a plus d’issue, pas de possibilité de changement, tout est voué à se retrouver partout à l’identique, dans toutes les villes, dans tous les esprits, la variation de la valeur ne concernant pas sa nature — le quoi ? de l’inconnue = x —, mais son nombre — le combien ? du déjà connu, du trop connu. Quand tout le monde parle tout le temps de la même chose, c’est la possibilité même de l’ennui, du rêve, de l’étrangeté, de la fuite, de la disparition qui disparaît : où aller si partout, c’est pareil, vers quel objet mon désir pourrait-il se tourner puisque tous les désirs sont les mêmes, et leurs objets avec, produits en série ? La variation de la quantité n’excite pas, elle écœure. Comme cette femme qui, en gare de Les Essarts-le-Roi, est descendue du train N, terminus Rambouillet, et la tête appuyée sur la grille, s’est mise à vomir. Mal des transports. Transports du mal. « La haine du vide », ai-je écrit dans mon cahier au bison rouge. Et je n’y ai pas pensé tout de suite l’écrivant, mais mon écriture, elle, évidemment, y pensait déjà pour moi, elle n’attendait pas que je percute enfin, c’est à présent, des heures après, que j’y pense, à cette haine du vide que manifeste l’espace d’un pays surchargé de choses, d’êtres, de bâtiments, d’urbain, répondait cette place vide que j’avais laissée dans mon cahier, l’autre jour, pour une photographie (la photographie d’une statue de reine) que je voudrais y coller, mais plus tard, bien plus tard, pas pour le moment, afin de ne pas déranger l’écriture par le volume de la photographie instantanée ainsi collée sur la feuille de papier. Laisser du vide pour l’avenir. Est-ce tout ce que nous pouvons faire, désormais : nous distinguer par le vide laissé, son en-moins ? Dans le train du retour, il y avait cet homme noir qui ronflait. Et, c’est ce que je me suis dit, peut-être dort-il pendant le trajet parce que c’est le seul moment calme de sa journée ? Tout ce qu’on n’oblige pas les gens à faire pour des salaires de misère, me suis-je lamenté ensuite. Tout a changé et tout est pareil.